Passage et écriture de l’entre-deux dans El Pasajero de Cristóbal Suárez de Figueroa
Espagne, premier quart du XVIIe siècle : quatre hommes se rencontrent au cours d’un voyage entre Madrid et Barcelone où ils doivent partir pour l’Italie pour y tenter leur chance. Pour lutter contre la pénibilité de leur périple et éviter l’ennui, ils décident de converser. S’ensuit un échange de plus de 200 pages autour de leur destination, de leur parcours personnel respectif, de la société de l’époque au sein duquel viennent s’intercaler des récits à vocation plus ludique. Telle est l’intrigue de El Pasajero, advertencias utilísimas a la vida humana, œuvre citée par bon nombre de spécialistes du Siècle d’Or qui s’attachent tous à saluer ses qualités littéraires et à laquelle aucune étude littéraire de fond n’a été consacrée. Comment expliquer un tel paradoxe? El Pasajero propose un caléidoscope de la société de l’époque, d’où l’orientation sociologique de la plupart des études réalisées sur ce texte. La mauvaise presse de son auteur connu pour son tempérament peu amène et pour son opposition à Cervantès, a pu y contribuer également de manière plus tangentielle. Enfin et surtout, la richesse textuelle, littéraire et idéologique de El Pasajero peut avoir freiné certaines ambitions analytiques. Le texte de Figueroa est d’une nature profondément hybride, il se caractérise par un oscillement perpétuel entre inspiration italienne, accents décaméroniens, emprunts transtextuels et substrat folklorique hispanique. Il joue sur la porosité des frontières entre réalité et fiction pour élaborer un texte dont tous les éléments semblent dialoguer et entre lesquels le lecteur passe comme sur les pierres d’un gué. En fin de compte, El Pasajero est un véritable laboratoire d’expérimentation littéraire où affleurent traditions littéraires ancrées et propositions d’écriture plus innovantes. Ce dialogue perpétuel est décisif dans l’œuvre : au-delà d’un premier dialogue évident entre les personnages, le texte en propose d’autres en filigrane, entre les formes et les genres littéraires. Ils fonctionnent comme autant d’éléments structurants au sein de cette œuvre pensée comme un lieu de passage où se mêlent expérimentations littéraires et réflexions sociétales. El Pasajero peut parfois laisser le lecteur perplexe, c’est un fait. Il fait, néanmoins, partie de ces textes qui fascinent et qui n’ont pas encore révélé tous leurs secrets. Une chose est certaine : El Pasajero ne laisse pas indifférent et mérite qu’on lui consacre une étude de fond. C’est ce que se propose de faire cet ouvrage…