Résumé
Décrit comme isolat de conservatisme, l’islam centrasiatique de l’ère soviétique témoigne, jusque dans ses traits d’archaïsme, de mutations profondes. Parmi elles : la valorisation, par une poésie gnostique persane ou türke de forme classique produite pendant le court XXe siècle, des Voies soufies comme lieu de résistance aux “idolâtries” du moment. Après la disparition des khānqāh (loges) dès la collectivisation, cette invocation est destinée à une audience réduite d’initiés. Elle rappelle l’utilité, en contexte répressif, du dhikr intérieur cher à la Naqshbandiyya. Réinterprétant le principe naqshbandī d’“ascèse en société”, elle insiste également, dans un esprit mujaddidī, sur l’importance de la figure du Guide pour l’approfondissement de l’engagement mystique. Son véhicule est une poésie de forme et de mètre classiques, conjuguant hermétisme et souci d’oralité. Demeurée manuscrite jusqu’au tournant du XXIe siècle, cette littérature est devenue vectrice de processus hagiographiques portés par des lignées sacrées et réseaux de disciples étroitement apparentés, présents sur de vastes territoires. Elle est illustrée ici par un choix de ghazals persans de Shaykh ʿAbd al-Raḥīm Dawlat Īlākī (1881-1947), maître mujaddidī formé à Boukhara sous les derniers émirs. Actif jusqu’à sa mort dans la haute vallée du Qarategin, son enseignement s’est diffusé sur le territoire de la RSS des Tadjiks à la faveur des déplacements de population d’après la Seconde Guerre mondiale vers les plaines cotonnières du centre et du sud de la république, posant les bases d’une célébration de Shaykh ʿAbd al-Raḥīm comme saint national.